Je me souviens des Grands Chemins que la nature y est dominante. Je me rappelle que Jean Giono y parle d’un artiste, d’une auberge et dans l’auberge, il y a une aubergiste et un poêle. Il me reste également une image, assez dépouillée certes, mais qui persiste assez précisément dans ma mémoire. Ce tableau cérébral est parcouru par un long chemin de terre bordé de hauts peupliers. Un personnage, certainement le héros du livre, se tient au centre de la scène, droit comme un i et vêtu d’une longue toge marron. Il porte un baluchon de taille moyenne et me tourne le dos. Il s’éloigne vers l’infini.
Drôle d’introduction. Me voici l’obligation d’avouer qu’il ne me reste plus grand-chose de ce roman que j’ai lu il y a plus de dix ans… à peine quelques vagues souvenirs. Mais alors pourquoi ne supprimé-je tout simplement pas cet embarrassant préambule qui m’oblige à dévoiler la face emmental de ma matière grise ? La réponse se trouve certainement dans la suite du texte. Je ne parlerais pas sans raison d’une histoire dont le souvenir revient sans cesse dès qu’en randonnée je me sens seul au milieu de nulle part, d’une histoire qui refait surface dès que la nature et le monde qui l’abrite laissent paraître sans retenue leur infinie beauté ! Les grands espaces, les sommets recouverts de neige, les chemins traversant des prés de graminées… tout me ramène aux rêves de liberté, d’errance et de vagabondage que m’inspirait l’œuvre.
Si j’en crois les mots qui précèdent, je tiens désormais la réponse à la question et je suis maintenant en mesure de conclure les prolégomènes nécessaires pour la suite. Mais avant d’aller trop loin, j’ouvre une petite parenthèse… car je tiens à annoncer que randonner n’apporte pas uniquement des pensées positives. Ce serait trop simple. Parallèlement aux bienfaits que m’apportent mes excursions, la communion avec la nature me fait glisser inévitablement vers les abîmes de ma pensée. J’en viens régulièrement à détester l’Homo Modernicus.
Prenons un petit enchaînement logique pour illustration de ces dérives mentales : imaginez qu’après trois heures de marche vous vous trouviez en haut du Mont-Tendre, unique sommet du Jura duquel vous pouvez observer le Lac Léman sur toute sa longueur, de la vallée du Rhône à votre gauche, c’est-à-dire à l’Est, au Jet d’Eau de Genève à l’Ouest, votre droite. Vous pouvez également observer, en face de vous, le Mont-Blanc au-delà des premiers pics des Alpes… et pour peu que ce soit le soir, le soleil rasant vous transforme le roi des Alpes en un magnifique Mont-Rose qui domine le paysage. Vous vous sentez bien, détendu, heureux, vidé.
Alors vous baissez les yeux et commencez à distinguer des mini-humains qui s’agitent comme des fourmis sur une gigantesque fourmilière. Des filets lumineux jaunes et rouges dessinent les routes comme les veines sur une peau blanche. Dans un premier temps vous trouvez l’ensemble magnifique. Puis des souvenirs vous reviennent sans que vous arriviez à les chasser et, sans trop savoir pourquoi, vous repensez aux désirs que le système nous injecte en intraoculaire par l’intermédiaire des médias (on frôle pléonasme). Evidemment, conditionnement bien calculé du subconscient oblige, vous prenez conscience que nous ne savons pas nous soustraire à ces désirs, qu’il nous faut acquérir l’argent nécessaire à leur satisfaction et que nous nous soumettons ainsi sans contester à des efforts quotidiens et soutenus. Vous comprenez que nous acceptons malgré nous d’être liés à des conditions de vie dont nous ne voulons souvent pas, que nous pactisons avec les banques et que, croulant sous les dettes, nous finissons par nous mentir en pensant que ce n’est pas si mal… pensée positive résultant de la satisfaction d’un désir qui se transforme en une sorte de décharge chimique au niveau du cerveau et provoque un soulagement appréciable qui permet à l’individu de jouir de quelques instants de répit. Vous vous sentez soudainement faible et vulnérable. Vous commencez à sentir que dans ces conditions de vie, les individus sont imperméables mais leur inconscient peut profiter d’un moment de faiblesse ou de détachement pour frapper. Vous avez à peine le temps de mesurer la portée de vos pensées que votre inconscient prend le contrôle de vos idées et du haut du Mont-Tendre vous êtes atteint d’un vertige d’un genre inhabituel. Doux rêveur, vous vous mettez à imaginer un monde dans lequel nous travaillerions uniquement par passion et habiter en montagne ne serait pas une contrainte. D’ailleurs vous voudriez reste ici indéfiniment ou vous aimeriez trouver en descendant une société dans laquelle l’argent ne serait pas indispensable et notre voisin partagerait généreusement son pain si vous veniez à en manquer. Oui, doux rêveur… Mais il vous faut descendre maintenant et retrouver la civilisation telle qu’elle est. Une haine plus ou moins modérée s’empare de vous.
Vous décidez tout de même de vous calmer avant de redescendre. Tout rentre finalement dans l’ordre et au final, vous avez passé un merveilleux moment loin des hommes, proche de vous.
Je me suis un tantinet égaré et ferme la parenthèse.
Que voulais-je écrire au juste lorsque j’ai décidé de commencer à parler des Grands Chemins ? Je crois que je souhaitais mettre des mots sur des impressions fortes, les désirs irréprimables qui m’envahissent à chaque fois que je découvre un coin de montagne avec l’illusion d’être un aventurier. Dire à quel point, devant la beauté des paysages, je suis saisi par l’envie de partager, de prendre des milliers de photographies et les diffuser à tous ceux avec qui j’aimerais vivre ces instants de découverte. En fait, il me semble que je voulais simplement exprimer mon irrésistible et récurrente envie de montrer à tous ceux qui restent enfermés dans les villes l’infinie diversité du monde qui nous entoure et de leur hurler de venir rêver, profiter et prendre conscience des merveilles que notre comportement détruit à petit feu.
Mais finalement, la présence de plus de monde sur ces chemins de randonnée ne serait-il pas pire encore pour la nature ? Quel est le comportement à adopter, le bon comportement ? Que se passerait-il si une dizaine de milliards d’individus se mettaient à arpenter les sentiers de montagne ? Les paysages subiraient-ils le même sort que la Côte d’Usure ? Là, je crois que je m’égare à nouveau.
Finalement, tout ce que je peux dire, c’est que je suis sujet à un double « je », car mon envie de partager affiche clairement ses limites. Je sais que je détesterais trouver davantage de monde sur mes Grands Chemins ! Alors merci de vous contenter de les lire ! Jean Giono vous en remerciera également…
C’est trop beau :
C’est de la poésie
Une larme !!!