Je suis né en 1895 dans une petite maison des Vosges. Mon père était un artisan modeste et passait ses journées dans son petit atelier. Moi je passais mes journées entières avec lui à le regarder travailler. De temps en temps, nous discutions quelques minutes puis il repartait à son travail. Je ne disais plus rien. Je l’attendais. J’attendais le moment magique où il se reposerait pour que je puisse à nouveau parler. C’est lui qui m’a appris mes premiers mots. Ma mère, je l’ai croisée de temps en temps. Mais je ne crois pas que ce fut ma vraie mère. De la façon dont elle me toisait. Des regards en coins. Comme si j’étais étranger à elle. Je n’ai jamais échangé un mot seul avec elle. Mon père devait toujours être là pour que je puisse lui parler. Il m’est bien arrivé d’être seul avec elle de temps en temps. Mais si rarement. Ces moments privilégiés étaient rares. Elle m’emmenait voir mon père lorsque celui-ci ne me prenait pas directement avec lui. Si rares. Et elle ne disait rien. Et je ne disais rien. Et ça a duré quinze ans. Et elle est partie. Je ne sais pas pourquoi. Je crois qu’elle était jalouse du temps que je passais avec lui. Mais c’était si indispensable ! Non, ça ne pouvait pas être ça. Si seulement elle m’avait demandé de parler !
Mon père. Ferdinand Saar. C’était son nom. Je ne sais pas quelle en est l’origine. Mi français mi mystère. C’est comme ma mère. Je le voyais partout ce nom. Jusque sur mes vêtements. Mais je n’en ai jamais rien su. Il ne m’en a jamais rien dit. Et je ne posais pas de question. Car le mystère rendait ma vie encore plus belle. Donc ce nom était partout. Des tas d’étiquettes comme celles qu’on coud sur les vêtements des enfants. Un jour mon père a décousu celle de mon blouson. Le lendemain du départ de ma mère. Et on est parti aussi. Lui. Et moi. Ensemble. Fini l’atelier. Fini les Vosges. Mais avant d’aller plus loin, je dois tenter de reconstituer les raisons de ces évènements. Les départs ne sont pas des choses qui s’improvisent facilement. Deux de suite, c’est un mystère. C’est une énigme. Irrésolue. Aujourd’hui encore. Mais il y a des éléments. Mille interprétations. Pas une meilleure. Alors j’ai arrêté les interprétations. Mais des éléments, ça oui il y en a. Je me souviens bien de l’époque de l’atelier. Il y avait souvent des gens qui venaient nous voir. Et contrairement à ma mère, ils me parlaient. Ils me parlaient beaucoup même. Comme si c’était moi qu’ils étaient venus voir. Alors que je ne les connaissais même pas ! Ils me posaient des questions. Des tas de questions indiscrètes et je répondais de vive voix. Sans hésiter. Et puis ils repartaient comme si de rien était. Le soir, on allait voir le monsieur qui nous avait rendu visite. Partout sur notre trajet on le voyait. Comme des apparitions à chaque coin de rue. Et puis, on arrivait dans une salle sombre, toujours la même. Et là, on discutait encore et encore et il y avait beaucoup de monde qui s’intéressait à nous. Lorsqu’on avait fini de parler, mon père recevait un petit tas de billets, moi, on me disait de me taire et on rentrait. Ma mère attendait. Elle parlait à mon père. Ne m’adressait pas la parole. A peine un regard. Et ses yeux se mettaient à couler. De drôles de sentiments s’emparaient alors de moi. Mais je ne disais rien puisqu’on m’avait rien demandé. Et puis un jour, ce fut la veille du départ.
Comme à chaque fois, un monsieur était venu l’après midi. Un gros bonhomme avec des yeux noirs et un énorme cigare dans la bouche. Il a voulu que nous parlions tous les deux. Mais avec lui, je n’étais pas à l’aise. Cette forte odeur de tabac m’incommodait au point que je murmurais au lieu de parler. Et moins je parlais et plus il m’agrippait pour que je réponde et j’avais mal. Et ses doigts étaient moites. Désagréable. Finalement, je me suis laissé faire pour raccourcir le supplice. Et tout a fini comme d’habitude. Sauf que le soir, dans la salle noire, je ne pouvais pas. J’étouffais sous son souffle fétide et plus j’étouffais, moins les gens s’intéressaient à moi. A nous. Alors il s’est mit à me battre. Mon père s’est précipité pour me défendre. Il s’est entretenu avec ce personnage inhabituel. Et on est parti. J’avais mal partout. Mon père n’avait pas de petits papiers. Et ma mère qui attendait. Pas de papiers. Alors elle s’est mise à pleurer. Et mon père n’y prêtait attention. Il ne pensait qu’à soigner mes petits bobos. Le lendemain. Mon père m’a dit que nous étions seuls. C’est alors qu’il a décousu mon étiquette et que nous sommes partis. Laissant la maison vide. L’atelier sombre. Le chemin de la salle et toutes ces étranges soirées passées dans le noir avec des tas de gens. Je ne savais pas ce que ça voulait dire.
Nous avons parcouru des kilomètres mon père et moi. Sur les chemins. Des grands et des petits. On parlait de temps en temps. On espérait que des gens prennent part à la discussion. Parfois oui. Parfois non. Et on a vécu de peu. On n’a pas toujours bien mangé. Pas comme avant. Pour lui en tout cas car moi, je ne sais pas pourquoi, depuis tout petit, je mangeais peu. Donc nous avons avancé. Plus d’atelier pour se protéger. Dehors le jour, la nuit, sous le vent, la pluie, la neige. Et un jour, il ne s’est pas réveillé. Et moi, j’étais transi. Et un petit garçon, un peu plus jeune que moi est venu nous voir. Il m’a emmené voir son père. Ils m’ont réchauffé. Puis on a parlé. Et je leur ai raconté cette histoire. Je suis resté ensuite le meilleur ami du petit garçon. Il a vite grandi et s’est aussi vite désintéressé de son meilleur ami tombé de nulle part. C’est vrai que nous parlions mal ensemble. Je ne sais pas ou j’étais arrivé, mais je comprenais mal ces gens. Je racontais alors des trucs qui sonnaient bizarrement. Les mots de ma bouchent sifflaient fissurant l’air comme le crissement des portes qu’on ne graisse pas souvent. La mort de mon père m’avait-elle à ce point traumatisé sans que je m’en rende compte ?
Alors les gens m’ont enfermé. Dans une grange avec des rats, des souris, des araignées et de la paille. Et j’en ai mangé de tout ça. A tous les repas. Plus rien pour personne. Voilà ce que je suis devenu. Jusqu’à la semaine dernière. Quelqu’un a racheté la ferme. Et quelqu’un est venu. Il m’a vu et je ne sais pas si c’est le bonheur de revoir quelqu’un mais il m’a à peine posé une question et nous avons discuté jusqu’au lendemain matin. Alors nous sommes montés dans sa voiture et on a roulé longtemps. Longtemps. J’étais très faible des mois passés enfermé, mais heureux, si heureux. J’ai vu la ville pour la première fois de ma vie. Des grandes maisons partout. Et nous, nous sommes allés dans la plus grande. C’était comme avec mon père. L’homme, à peine plus vieux que moi m’a présenté à des amis. Et on a parlé. Et j’ai parlé avec tout le monde. Pour la première fois de ma vie, je crois même que j’ai chanté ! Le soir, comme avant, on a été dans une salle sombre, comme au temps de l’atelier. Sauf que là, elle n’était pas petite ! Et des gens, il y en avait partout. Combien ? Je ne sais pas, dix, vingt, cent fois plus qu’avant. Et des gens venus pour parler avec leur fils, il y en avait. Je n’étais plus le seul avec qui on parlait. Cinquante, cent discussions simultanées ! Quel effet !
Aujourd’hui, je suis là. Seul. Le concert est fini, il est parti se coucher. Il m’a laissé là. Je parle avec pour vous dire tout cela. Parce que c’est essentiel. Les instruments que vous entendez, s’ils vous apportent du plaisir, c’est parce qu’on les aime ! Ils ont tous comme moi petite histoire à raconter… une grande histoire. Des hauts et des bas. Mais le hasard est là pour nous faire avancer. Et on n’est pas rancunier ! Mais quel plaisir de crier fort de tout son corps. On peut vous faire vibrer, écouter nous ! Je vous en supplie dites à vos enfants d’arrêter de nous brancher sur des amplis. Ca nous fait mal, ça nous torture… et ça, on va vous le faire payer !
Nicolas QUENTIN
Heillecourt, 07 Octobre 2003