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Sur la table de la cuisine, au 33 rue de QUEULEU à Vigneulles, ville nouvelle du Sud Ouest français :

« Ce soir, il faut que je sorte. Je ne peux pas rester là, je ne peux plus. Ce même décor depuis des semaines. Je ne supporte plus ces murs blancs. Ce programme identique chaque soir. Que faire ? Sortir.

Oui, il faut que je sorte. Je n’ai plus rien à faire ici. J’ai lu et relu tous les livres de ma bibliothèque, ils sont en lambeaux, pages froissées et couvertures délabrées. Je n’ai pas les moyens de m’en payer d’autres. Les bibliothèques refusent de m’en prêter si je ne paye pas un abonnement. Je ne peux pas le faire. Elles ne m’en prêtent donc pas. Ma boîte à lettres est bien inondée de pubs dont la lecture m’occuperait quelques temps. Mais depuis dix jours je reçois les mêmes. Et puis de toute façon à quoi bon ? Rêver cinq minutes sur ce que je ne peux pas me payer ne m’intéresse plus. Je ne supporte plus. Je pourrais peut-être écouter la radio alors. Non. Inutile. Les émissions qui durent depuis des années, je les connais par cœur. Rien de nouveau. Toujours pareil. Ecouter les infos ? Quelles infos ? J’entends la même chose depuis ce matin. Licenciements, grèves, pollution, guerres, corruptions, procès, chute de la bourse. La même chose depuis des mois. Depuis toujours en fait. Les décadences d’un monde écœurant. Et des choses gaies alors ? Aucune ? Si, bien sûr. Les salaires sont gelés pour trois ans, mais au moins, on paye encore les gens ! Et puis, on a revalorisé le SMIC. Ah bon ! Ils ont dû perdre mon dossier. Peut-être que je n’y comprends rien, mais je trouve qu’il y a de l’abus. Quoi d’autre ? Lancement du dernier satellite effectué par Ariane (moi, je trouve que c’est un trop joli prénom pour une si horrible machine… quel gâchis) Un succès. Des milliards pour développer ce maxi suppositoire, autant pour mettre au point le satellite, un engin qui servira qu’aux gens suffisamment aisés pour pouvoir se payer la technologie qui va avec, pire encore, qui va nous surveiller continuellement, sans relâche, nous dénoncer sans réfléchir, sans pitié, sans état d’âme… Encore rien de positif pour moi. Oh ! Ils sont heureux, Ariane n’a pas explosé, c’est un succès. En attendant, moi comme beaucoup d’autres de mes voisins, nous ne pouvons à peine payer notre loyer et manger à notre faim tous les soirs. Et je ne parle pas des gens que je vois par ma fenêtre et qui vont passer la nuit dehors. Alors qu’il gèle. Bon, c’est un succès, une nouvelle très positive pour les média. A la radio, ils aiment la misère aussi, ça fait bien, dans le coup… mais moi, par le fenêtre, je vois bien qu’ils ne font rien pour elle. De temps en temps on invite à telle ou telle émission une association d’aide sociale ou humanitaire en action dans le tiers et l’hiver, les restos du cœur. Pour rassurer les gens dans le besoin et donner bonne conscience à ceux qui ne manquent de rien. J’ai longtemps aimé moi aussi, être rassuré, savoir qu’on pouvait m’aider. Ou qu’il y a pire que moi dans notre pays ou ailleurs. J’y croyais à tout ce baratin. Mais depuis le temps que j’entends tout ça à la radio, que rien n’a changé… Oui on nous trompe, et je n’en doute absolument plus. On est assourdis par des leurres, des beaux parleurs. Je ne fait plus confiance en rien, en personne. Il faut que j’évite d’écouter la radio ce soir. J’en suis épuisé. Elle me dégoûte.

Il faut que je sorte. Mais où aller ? Je ne sais pas. En fait, je pourrais simplement regarder la télé. J’oubliais ! Impossible depuis que je ne peux plus payer la redevance et que mon voisin, ce truc puant qui bouffe des cahuètes et ingurgite de la mousse à longueur de journée et qui n’avait que ça à foutre de me dénoncer, m’a dénoncé. De toute façon, c’est comme la radio. Le leurre est audio visuel. Quand on pense à ce qu’on nous montre. Soit des milliardaires exhibitionnistes, soit des gens qui veulent gagner des millions. Des millions, toujours des millions pour assoiffer la misère et nourrir la tentation. On nous montre les pires arnaques improbables arrivées aux autres pour faire croire à tous les français que leurs petits problèmes de tous les jours sont absolument ridicules. On est étouffé par des dizaines de présentateurs au sourire bien accroché et au regard hagard qui squattent les ondes pour dires des banalités monstrueuses et affligeantes. Il y avait bien une ou deux chaînes qui proposaient des reportages intéressants de temps à autres et quelques films captivants sur les autres chaînes. Mais de toute façon, j’ai plus la télé. A cause de la redevance. Satanées taxes. Et dire qu’ils prétendent qu’on est libre !

Il faut que je sorte. Bon, c’est décidé, je sors. Mais où vais-je aller. Je ne peux pas aller bien loin vu que je n ‘ai d’autre choix que de me déplacer à pieds. A moins que… non, c’est absurde. Partir et ne plus revenir… complètement ridicule. C’est partout pareil. La vie c’est la vie, ici comme ailleurs… Oui, mais peut-être sur la route rencontrerai-je des gens généreux. De toute façon, il faut que je sorte. Et si je reviens, demain, faudra que je retourne m’épuiser au boulot pour gagner trois sous. Si je pars… après tout, je pourrais bien voler deux trois légumes dans les jardins… au pire je suis pris. Et puis de toute façon, la prison ça ne peut pas être pire qu’ici. C’est peut-être même bien le contraire. Cet immeuble est un cimetière pour morts vivants… Je pars…non je reste… J’ai hésité ainsi quelques heures. Et me suis décidé. Je pars !

Je viens de résumer les mobiles de mon départ, les pensées qui me torturent l’esprit depuis des semaines et qui m’ont poussées à bout ce soir. Je prends le temps de les écrire car je tiens à ce que vous compreniez que je ne veux pas qu’on me recherche, que je ne veux plus qu’on m’impose à nouveau cette minable demeure et la vie qui l’accompagne. Je préfère vivre plus pauvre, devenir encore plus isolé, ne plus jamais savoir ce qui se passe sur Terre que ce qu’il y a autour de moi. Peut-être que vous ne comprenez pas ce que je ressens. Vous me prenez peut-être pour quelqu’un d’intolérant, hors de mon temps et vous pensez sûrement que je suis ridiculement sévère envers tout. Et je suis peut-être d’accord avec vous. De toute façon, je ne sais plus très bien. Laissez moi partir, c’est tout ce que je vous demande. Laissez moi partir. Ne me faites pas revenir.

TILEO »

-2-

Tileo s’habille le plus chaudement qu’il peut, même s’il n’est pas frileux et que le froid est encore largement supportable. En effet, l’hiver ne fait que commencer et qui plus est, il a l’intention de se diriger vers l’Est. On lui a toujours dit qu’à l’Est, il fait très froid. Il se méfie. Il prépare aussi un petit sac de voyage, celui qu’il s’était offert quelques années auparavant avec sa première paye. Il le remplit en toute hâte de quelques objets indispensables, un minimum vital, mais rien qui puisse lui rappeler ne serait-ce que furtivement les moments de joie de son existence passée, celle qu’il est entrain d’assassiner avec délectation. Sa décision est prise. Plus rien ne peut le retenir.

Il prend soin de débrancher le téléphone ; précaution inutile, il le sait bien, puisque pour cause de factures impayées, on lui avait supprimé. Il se perd dans ses pensées. Heureusement, il avait trouvé un SMIC dans une usine de tracteurs, un SMIC même mal rémunéré, sinon il ne sait pas comment il aurait pu continuer à payer le loyer, l’eau et l’électricité. Il sait très bien d’ailleurs qu’il n’aurait pas pu. Il y a quelques heures, il remerciait encore le ciel de l’avoir épargné. Mais à cet instant précis où il débranche la prise, il a l’amer regret d’avoir obtenu cette place. Il en aurait que joui plus tôt du bonheur qu’il s’apprête à conquérir. Jusqu’alors il se considérait comme l’esclave de son patron. Pour lui c’était normal. En tout cas il se laissait aller à l’accepter. Il le regrette.

Très vite il se ressaisit. Maintenant, tout ça est terminé. Autant oublier ce qu’il a vécu. Ils sont, lui et son SMIC, ridicules. Son avenir est terne et sans espoir et il doit tirer un trait. Plus jamais il ne refera l’erreur de se soumettre. Vite mettre fin à tant de souffrances sans fondement, douleurs existentielles au bénéfice du néant. Il sent l’excitation monter en lui. Des années qu’il ne s’était pas senti aussi bien. Vite en finir. Il se presse. Il ferme tous les compteurs. Claque la porte d’un geste vif. La porte vient de payer pour toutes ces années de souffrance et elle se venge en frappant l’immeuble d’un violent coup de tonnerre. Tout tremble. Tileo lui–même sursaute, surpris de la vigueur avec laquelle il vient d’agir. Les plupart des habitants sont perturbés dans leur sommeil mais n’en sont pas réveillés. Le voisin de palier, qui lui ne dormait pas se plaint du vacarme. Tileo n’y prête pas attention, il n’entend plus rien, il s’évade, fait le vide dans sa tête. Habituellement, il lui aurait rétorqué d’aller se faire voir ailleurs, politesse en moins vous vous en doutez. A l’heure qu’il est, Tileo se préoccupe peu d’où se trouve son corps, du milieu dans lequel il se trouve encore. Il a à peine franchi le seuil de la porte que son esprit galope vers la liberté. Que le voisin continue à souffrir dans sa cage, à ne rien supporter. C’est désormais son problème. Il est bien bête ce grincheux se dit Tileo soudain revenu sur Terre conscient que ce voisin est le reflet de son passé et qu’il va le quitter pour toujours.

Il a subitement envie de rire. Rire de la réaction de son voisin, rire de la crasse sur les murs, rire de l’odeur de pisse qui règne dans le couloir. Rire de son histoire, rire de lui-même, rire de tout. Le rire l’envahit. Il rit de plus en plus fort. Il est heureux. Mais visiblement, le voisin ne comprend pas le bonheur de Tileo. Il se met à frapper sur sa porte et hurle de rage. Pressé d’en finir avec ce passé agressif et collant, vulgaire et peu attirant, Tileo ne se fait pas prier. Il se retire tranquillement. Mais il ne cesse pas de rire pour autant. Il rit de son bonheur, du ridicule de son passé pris en cage et qui hurle derrière sa porte, des marches usées de la cage d’escalier qu’il à empruntée des milliers de fois pour atteindre son horrible chez-lui au cinquième, il rit du froid qui commence à lui chatouiller le nez, il rit de la vitre cassée qui le sépare désormais du dehors, et dehors, il rit de la Lune qui le surveille et il rit et rit encore de tout. Au passage, à chaque étage, il a cette fois réveillé tous les locataires. Mais la plupart, contrairement à l’homme du cinquième ont un travail et les enfants vont à l’école. Alors après un léger grognement totalement inutile, ils se retournent tous et se rendorment aussitôt. Le lendemain, il ne se souviendront de rien et iront travailler sans grincher, les petits comme les grands.

Revenons à Tileo. Enfin le voilà hors de cette immonde tour pour toujours. Il jette un œil sur le cinquième. La fenêtre de son ex-voisin clignote au rythme de l’image hypnotisante de Télé France 1. L’intérieur est brumeux. Epaisse fumée de tabac consumé. C’est sans vie. C’est mort. Le passé de Tileo est inerte. Il vient de le tuer. Il lui reste à présent à avancer vers un avenir passionnant et lumineux.

Il ne sait pas trop par où partir. Où est l’Est ? Il a désormais cessé de rire pour se consacrer à son avenir. Il lève les yeux vers le ciel et en voyant le visage de la Lune grimacer, il est parcouru d’un étrange sentiment. Il sent qu’elle lui parle, qu’elle lui dit « Va, ne reste pas là, dépêche toi. Ici c’est l’enfer. Viens vers la liberté, la jouissance de la vie. » et soudain, le regard de Tileo sur la Lune change. Il a la vague impression que la Lune lui sourit maintenant. Elle semble désormais l’inviter à suivre le chemin qu’elle lui indiquera. Il décide de se laisser guider. A la lueur de la Lune qu’il considère égoïstement comme lui étant destinée pour éclairer sa voie, il se met en route. Effectivement vers l’Est. C’est un hasard. Il part.

Tileo est parti.

-3-

Tileo s’éloigne de la ville et très rapidement la lueur de la lune lui devient indispensable. Sans elle, assurément il ne s’y retrouverait pas. Il est maintenant sur une petite route de campagne. Cela fait presque deux heures qu’il marche et la fatigue se fait ressentir. Il décide de se reposer un peu. Il s’engouffre dans une petite forêt et cherche un arbre bien confortable sur lequel il pourrait s’appuyer sans craindre d’avoir mal au dos à son réveil. Deux heures de sommeil. Il ne s’autorise pas plus car il estime être encore trop près de son ancienne vie et ne veut pas perdre de temps. Mais lorsqu’il se réveille, le jour est déjà là et semble relativement bien avancé. Le soleil est proche du zénith.

Tout d’abord, il sursaute, se demandant où il se trouve. Et ce rêve si étrange d’un personnage qui s’évade d’une vallée pleine de T… complètement saugrenu. Un certain Ptiga[1]. Mais c’est sans importance. Très vite il se souvient sa soirée. Il se sentait perdu, mais heureux de partir. Tout lui revient dans les moindres détails et il passe un certain temps, au pied de son arbre en bois, à se rappeler chaque seconde pour ne rien oublier. Cependant, à force de laisser son esprit vagabonder de pensées en pensées, il commence à trouver la situation ridicule et c’est sans conviction ni but précis qu’il se remet en route. Une incessante petite voix en bruit de fond et qui répète en boucle, comme pour le conditionner : « Ne serait-il pas plus raisonnable de renter ? »

« A suivre… »

Nicolas QUENTIN
Orléans-Metz, Février 2002

[1] Voir l’histoire de Ptiga, un voyageur au pays du T…, par Loïc-Cyril COLSON.